Je suis devenu un chanteur « professionnel » ce jour du printemps 1971 où j'ai eu une panne de réveil, alors que j'étais convoqué très tôt (trop tôt probablement!) à l'oral d'un  concours de l'Education Nationale : un modèle d'acte manqué. Il faut dire que j'étais dans une période de doute profond sur ma vocation : que faire de sa vie quand on a à peine plus de vingt ans et que mai 68 et ses tourbillons vous ont mis sens dessus dessous ? L'époque me soufflait dans l'âme un grand vent de liberté : « ne t'attarde pas aux détails ! vis ta vie à fond ! choisis ta route ! coupe les liens qui t'emprisonnent ! ». J'avais tant de mélodies dans ma guitare, tant d'émotions à exprimer. Ferré, Brassens, Nougaro, les Beatles, m'avaient fourni un petit déjeuner roboratif, le folk américain, Pete Seeger, Bob Dylan, Joan Baez, étaient mon déjeuner et bientôt la Bretagne, l'Irlande et l'Ecosse allaient emplir mon sac à dos pour le dîner. Je change de nom, et Gérard Guillou devient Gérard Delahaye.

 

Arrive ensuite la rencontre avec Patrick Ewen, Melaine Favennec, Kristen Noguès, Annkrist, Yvon le Men, en un mot : Névénoé, « Coopérative d'expression populaire » : on voulait être libres, indépendants, et échapper à la tutelle parisienne et jacobine. Nous voilà en route pour la gloire ! A bas le show biz ! Vive l'artisanat ! On retapait notre maison dans les Monts d'Arrée, truelle en main, mains brûlées par le ciment. On taillait les ardoises à même la montagne. On coupait le bois de chauffage à la scie à bûches dans la forêt : on était des pionniers, des aventuriers ! C'était plus qu'un métier : c'était un mode de vie, un engagement total vers un autre monde, une utopie généreuse. La chanson n'était qu'une petite partie de cet élan, mais en elle se reflétaient les désirs et les refus, l'esprit de résistance aux normes héritées du XIXème siècle, la volonté de changement : nous vivions pour de vrai la révolution.

 

Mon premier album, La Faridondaine, porte la marque de mes goûts pour la jolie mélodie et les mots jolis. Mais j'ai pris conscience que les mots avaient du sens et pouvaient aussi porter un message plus profond. Le Grand Cerf volant , en 1976, est le fruit d'une maturation et des découvertes : Joni Mitchell, François Béranger, des nuits de discussions... Les amitiés, les amours, et la vie qui vous griffe le cœur et le corps.

 

Le vrai déclic : en 1977 un séjour de plusieurs mois d'hiver au Québec, où l'esprit et l'espace américains m'ont fait prendre conscience de ma réalité d'Européen, Français et Breton. Je venais d'un fleuve différent, c'est cette eau là que je devais boire ! Ainsi est né Le Printemps, l'album où j'affirmais ma voie. Je l'ai suivie depuis avec les hauts et les bas, essayant de respecter mes engagements de jeune homme.